Au
jardin des poètes : Les Poétiques, à Saumur, les 7, 8, 9 septembre 2012.
Les 7, 8 et 9
septembre 2012, les amoureux de la poésie s’étaient de nouveau donné
rendez-vous à Saumur, au jardin des Plantes, pour la 6ème édition
des Poétiques. Accompagnée de ses deux guitaristes, Grégory Natale et
Eric Rathé, l’artiste pluridisciplinaire québécoise Sylvie Laliberté a ouvert
le festival avec ses chansons faussement naïves, tristes et pas tristes, sur
l’amour et le monde actuel.
Les rencontres de
l’année dernière avaient été consacrées aux éditions Zulma ; cette
année, c’était les éditions La Dragonne, créées en 1998, qui étaient à
l’honneur. D’autres éditeurs étaient aussi présents : Potentille, Approches,
Entre deux, Dernier Télégramme, Les Ateliers Rougier, les
revues Ficelle et Neige d’Août, la médiathèque de Saumur et, bien sûr, la librairie
indépendante saumuroise, Le Livre à Venir, animée par Patrick Cahuzac.
Le samedi 8, leur créateur, Olivier Brun,
est venu évoquer la variété d’un catalogue, où se côtoient Philippe Claudel,
Bernard Noël ou Florent Kieffer. La demi-douzaine de collections de la
maison propose romans, récits,
poèmes, plus ponctuellement des livres d’artistes. Souhaitant une proximité
avec ses lecteurs, La Dragonne « s’attache, de manière artisanale,
à faire découvrir- ou redécouvrir- des livres qui savent prendre leur
temps ». « Chaque livre, réalisé avec soin, se voudrait le
prolongement d’une aventure humaine autant que littéraire ».
Ce même samedi, on pouvait aussi assister à
une lecture-rencontre avec la peintre et poète, Caroline Sagot-Duvauroux. Elle
était accompagnée de Cathie Barreau, écrivain et responsable de la Maison
Julien-Gracq à Saint-Florent-le-Vieil. Née en 1952, Caroline Sagot-Duvauroux
vit à Crest dans la Drôme où elle s’est occupé pendant plusieurs années d’un
marché annuel de petits éditeurs. Depuis 2002, elle publie chez José Corti.
Selon Antoine Emaz, c’est « l’énergie, la pulsion de langue, le continuel
en avant de parole, le goût de la matière verbale », qui caractérisent son
écriture. Une « écriture de l’élan », qui se collette avec les mots
et leur redonne vie. « Je dissone. Vous ignorez qu’outre mesure un chant
bat… »
Cette première journée s’est achevée avec
une lecture dansée, proposée par le poète Antoine Mouton (publié à La
Dragonne) et la danseuse et chorégraphe Carole Bonneau, qui enseigne au
CNDC d’Angers. Intitulé Un qui s’en va, un qui reste, le spectacle met
en scène « des objets usuels, des sensations où les mots sont reliés entre
eux par le mouvement et sollicités de manière inhabituelle ».
Le dimanche 9 septembre au matin avait lieu
un atelier, animé par Pierre Bodériou, artiste et enseignant à l’Ecole d’Art.
Il a permis à une huitaine de participants de se sensibiliser à la technique et
à l’art de la gravure. Celle-ci était par ailleurs superbement représentée par
une exposition d’œuvres originales de Gérard Titus-Carmel (peintre, dessinateur
et poète), Bibliothèque d’Urcée. Avec cette œuvre, l’artiste utilise une
technique de gravure mise au point par Henri Goetz, la gravure au carborundum.
Celui-ci est une poudre dont on se sert dans l’industrie de rodages divers, le
travail du verre, de la fonte, le polissage des pierres, mélangée avec des
vernis ou des résines qui durcissent au séchage. Le thème du livre devient,
sous les doigts de l’artiste, prétexte à un travail géométrique et coloré.
« Une méditation plastique sur le fil du rasoir : à la fois
construite et buissonnière... »
Gérard Titus-Carmel, illustrateur notamment
d’Yves Bonnefoy et de Philippe Jacottet, était par ailleurs l’interlocuteur du
poète Antoine Emaz, auteur d’une trentaine de recueils de poèmes. Leur
entretien a porté sur la réalité du livre d’artiste, dont j’aimerais rendre
compte ici.
Je suis arrivée alors que la rencontre,
animée par le journaliste Jean-Luc Terradillos, avait déjà commencé. Gérard
Titus-Carmel disait que, dans cette délicate entreprise, l’illustrateur doit
s’adresser à la personne idoine qui a écrit le texte qu’il fallait. Pour
Antoine Emaz, il s’agit toujours d’un travail de relation, que l’on parte d’un
travail plastique ou de poèmes. Ainsi, pour le livre intitulé Vagues, il
a écrit un texte né de la forme prévue par l’artiste, tout un système de
pliages. Il ne faut surtout pas être prisonnier de l’image proposée par
l’artiste et l’échange doit se faire dans les deux sens.
Le livre d’artiste est bien plus qu’un
travail à quatre mains. Gérard Titus-Carmel évoque l’auteur, l’artiste,
l’éditeur, le façonnier, le distributeur. De plus, s’il faut certes rentrer
dans une forme, il faut aussi penser à la façon dont l’artiste entrevoit la
collaboration en différé, à l’écart qui existe entre les deux formes. Il
importe de tenir compte de la nature même du travail de chacun, le peintre dans
son atelier et l’auteur dans sa bibliothèque.
A propos du travail d’imprimerie, Gérard
Titus-Carmel regrette la disparition des véritables imprimeurs. Il évoque avec
mélancolie un imprimeur de ses amis, à L’Haye les Roses, survivant d’une époque
qui ne connaissait pas encore le jet d’encre.
Selon Antoine Emaz, la « part
insubmersible » qui demeure, c’est le rapport entre l’artiste et
l’écrivain. Il souligne cette zone d’amitié, de correspondances, qui permet
encore la réalisation d’une œuvre qui sera tirée à cinq ou six exemplaires,
dans une perspective qui n’est pas marchande. C’est ce que Daniel Leuwers
appelle les « livres pauvres ». Constituant des collections hors
commerce, ce sont de petits ouvrages où l’écriture manuscrite d’un poète
rejoint l’intervention originale d’un peintre. Publiés depuis une dizaine
d’années chez Gallimard, ils ont déjà atteint le cap des mille livres.
En ce qui concerne l’importance des
affinités électives, est évoquée ici la rencontre du sculpteur et peintre
Antonio Segui avec Alberto Manguel. Tous deux Argentins, tous deux exilés en
France, ils ont publié plusieurs livres ensemble ( Sombras de Segui, Il
Ritorno…)
Puis Gérard
Titus-Carmel rappelle la traduction de Pétrarque par Yves Bonnefoy, qu’il a
illustrée (Je vois sans yeux et sans voix je crie, chez Galilée,
« Lignes fictives », 2011). Est-ce l’auteur italien qu’il illustre ou
le poète français, se demande-t-il. Il lui faut trouver l’interstice, dit-il,
considérant que c’est plutôt la traduction de Bonnefoy qui illustre Pétrarque.
Quant à lui, il lui faut découvrir une autre façon d’entrer dans les mots.
Pour ce qui est des
contraintes technique, elles sont parfois selon lui, et paradoxalement, le prix
de la liberté. Ainsi, le fait de lui imposer deux couleurs, par exemple, lui
permet de ne pas avoir à hésiter sur la troisième ! A ce propos, Antoine
Emaz se souvient de sa collaboration avec Marie Alloy pour le recueil intitulé D’une
haie de fusains hauts (Editions Le Silence qui roule). A côté des lavis de couleur verte, le
poème, souligne-t-il, doit pouvoir tenir tout seul, et l’artiste doit pouvoir
se voir en soi : « Quelque chose comme une ventilation lente
d’être ». Et si l’on n’est pas satisfait, reprend Antoine Emaz, la
question se règle vite : ou l’on se remet au travail, ou l’on écrit un
autre texte.
Il précise par
ailleurs que, pour sa part, il n’écrit quasiment plus de poèmes, « ça ne
marche plus ». C’est ainsi qu’il est en train de réaliser l’anthologie de
son œuvre poétique. Caisse claire (chez Points) rassemble ses textes de
1990 à 1997. Sauf, avec des encres de Djamel Meskache (chez Tarabuste),
réunit les poèmes de 1986 à 2001. Il lui reste un dernier ouvrage à faire pour
la période 2000-2010. Après, « j’aurais fini », assure-t-il.
Ensuite, Gérard
Titus-Carmel parle des repentirs.
Après avoir peint un tableau, on se dit qu’il est là, qu’il ne bouge pas, et
puis, un jour, il apparaît désastreux. Et l’on se met à repeindre dessus. Il se
remémore ainsi cette grande toile violette, aux teintes vineuses, dont pendant
six mois il avait été très satisfait. Un jour, soudain, il s’est dit que
c’était un désastre et il l’a repeinte au jaune de Naples. Une femme visitant
son atelier lui a dit : « J’aime beaucoup la jaune. » Revue et
corrigée, la toile violette avait disparu. Il rappelle encore l’anecdote de Pierre
Bonnard qui visitait les musées une boîte de couleurs à la main et retouchait
les toiles de maître.
Dans la réalisation
d’un livre d’artiste, subtile alliance d’un poète et d’un illustrateur, le
peintre est-il « appelé à filer doux » ? En fait, il s’agit
plutôt pour chacun de se placer dans sa « belle et voisine
solitude » et de faire en sorte « qu’une autre voix se joigne à la
sienne ». Le peintre tentera de « donner forme au mystère », en
approchant « l’indénouable secret des mots », en prêtant l’oreille au
« chant d’un écho ». Tout est dans la qualité du partage,
« comme l’ombre et la colonne, le prince et l’architecte ».
Il semblerait par
ailleurs qu’il n’y ait pas de loi en ce qui concerne le format de l’ouvrage.
Selon Gérard Titus-Carmel, qui a illustré une quarantaine de livres, aux formes
les plus variées, seul compte « le beau geste ». Il avoue que
l’illustrateur est « presque de trop mais que ce trop est demandé ». Le
livre réussi sera celui que l’on referme en disant : « C’est
bien ! »
Quant à s’attaquer
aux « grands textes », le peintre qu’il est n’y songe guère. S’il
reconnaît les réussites de Daumier avec La Divine Comédie ou de
Granville avec La Fontaine, il déplore ce que fit Dali par exemple avec l’Evangile
de Jean. Dans ce genre d’entreprise, n’est-il pas en effet très malaisé de
« tenir la longueur » ? Il préférera se préoccuper de la
structure d’un texte en l’illustrant au début avec le frontispice, au milieu et
à la fin. Une manière discrète de dire : « Je suis toujours
là ! »
Antoine Emaz
rappelle alors son travail (Obstinément peindre, davantage
« étude » ou « note sur ») avec Monique Tello, peintre et graveur, publié Au Temps qu’il
fait. Après lui avoir donné à visiter son atelier, le peintre a envoyé au poète
des gravures de tigres et de feuilles de figuiers. Il les a eues longtemps sous
les yeux dans « un continu de regard » ; il a voisiné avec
elles. Il ne parlera pas de construction mais bien plutôt de « prises de
vue sur un travail ». Cherchera-t-il « quelque chose qu’il ne voit
pas » ? Sera-t-il attiré par une couleur ? En l’occurrence, dans
ce cas-précis, Antoine Emaz n’a d’abord perçu qu’un fouillis de lignes puis,
peu à peu, dans ces œuvres à la limite du figuratif et de l’abstrait, il a
« vu » les tigres. De même, les feuilles de figuier lui sont apparues
davantage comme des motifs décoratifs sans référent réel. C’est alors que
« du texte finit par s’écrire » et que « le texte essaie
d’ouvrir le regard ».
C’est ce « regard long et attentif » que Gérard Titus-Carmel
a provoqué chez lui quand le poète a admiré la série des Nielles,
« presque effrayants d’énergie », dans lesquels le peintre a décliné
l’image du torse de Christ de Matthias Grünewald. Dans le mouvement de cette
série de cinq nielles gravés, il a décelé « quelque chose de
fantastique ». Gérars Titus Carmel explique alors cette légère rotation du
tronc du Christ qui fait qu’il tourne sur lui-même. « Tout en rendant hommage à Grünewald,
cette série extrêmement raffinée offre par la superposition de deux gravures et
dans un jeu subtil de transparences, une double lecture de la vision du thorax
et une démultiplication de plans, qui accentuent l’effet d’asphyxie et de
torture infligées au corps supplicié. » (http://www.musee-unterlinden.com/accrochage-nielles-titus-carmel.html)
Des vingt-huit cuivres d’origine, il n’en a retenu que cinq, donnant à voir
« la présence-absence d’un corps rêvé ». Antoine Emaz, dit-il, a su
parler de cette vie-là, qui pouvait assurer la série.
Antoine Emaz lit alors des extraits de ce qu’il a écrit sur les 150
dessins de La Suite Grünewald puis des extraits de Cuisine (en
téléchargement sur le site de François Bon). Voir aussi : http://www.paperblog.fr/2161851/titus-carmel-suite-grunewald/
Mais Gérard Titus-Carmel est aussi un peintre qui écrit. Voilà pourquoi
il évoquera son recueil de poèmes intitulé Ressac. Ce sont trente
poèmes, quasiment identiques, qu’accompagne une sorte de voix off comme dans un
chœur antique, sorte de Variations Goldberg sur la mer. Antoine Emaz le
présente ainsi chez Poezibao : « Livre strictement d’une seule
situation : une personne immobile regarde les vagues se briser sur une
plage de galets. […] une écriture du flux rythmique autant que de
l’émotion et de la mémoire. Mais c’est tout aussi bien une écriture de la
contrainte, du cadre, de la composition. J’ai déjà dit la situation unique
tenue sur cent pages ; il faut ajouter l’organisation quasi arithmétique
de l’ensemble. »
Antoine Emaz renchérit qu’il aurait aimé être peintre.
Il aime travailler avec eux car ils lui « apprennent des choses ».
Picasso disait que « Reverdy à ses yeux écrivait comme un peintre ».
Les deux artistes évoquent alors les illustrations de Picasso pour Le Cocu
magnifique de Fernand Crommelynck (1966), un ouvrage à la « beauté
d’estran », marqué par l’écart entre le texte et l’image. Ils admirent
encore le travail à quatre mains de Picasso et de Reverdy sur Le Chant des
morts, du second.
Cet entretien passionnant s’est donc achevé sur cette
idée capitale qu’on ne sera jamais un bon illustrateur si on le fait d’une
manière servile. Poète et peintre travaillent ainsi en toute liberté.
Le point d’orgue de cette sixième édition des Poétiques
a été donné par une lecture de textes des écrivains publiés à La Dragonne
par le grand comédien Didier Sandre. Celui qui a reçu en 1996 un Molière pour
le rôle de Lord Arthur Goring dans Un mari idéal d’Oscar Wilde est un
grand liseur de textes et un marathonien des mots qui participe à de nombreux
festivals.
Albane Gellé l’a remercié de sa venue qui clôture de
belle manière le festival. Elle a salué l’Ecole de Musique qui a animé le
week-end et tous ceux qui ont contribué à la réussite de ces trois jours en
poésie.
Le comédien avait choisi des textes de tonalités
diverses. Il a d’abord lu une nouvelle, intitulée « Chelsea Hôtel »,
extraite du recueil de Fabien Sanchez, Ceux qui ne sont pas en mer.
Entre réalisme et humour grinçant, le narrateur se demandera à la fin
« comment [son père] avait fait pour vivre et être à la hauteur ». Le
comédien a su rendre cet univers noir de Fabien Sanchez, qui lui a valu parfois
d’être comparé à Raymond Carver. Tout comme le nouvelliste doit « trouver
sa propre musique », Didier Sandre a trouvé la sienne pour mettre en voix
la tonalité mélancoliquement amère de Fabien Sanchez.
Il a ensuite lu deux textes, extraits de Un bâton
de l’écrivain belge Pascal Leclercq.
Dans Mauve et l’enfant, il a fait renaître la poésie d’une
écriture imagée qui, ainsi que l’explique Marie-Clotilde Roose se nourrit du
végétal, de l’animal, qui « confronte l’humain à ses limites, à ses
terreurs et ses absurdités, mais aussi à ses tendresses et à ses
pudeurs ». Au milieu des phalènes, dans « la ville appauvrie »,
parmi la chélidoine et la sauge, Mauve a « surgi de nulle part »,
avec ses mollets vêtus de « bas blancs tachés de fruits rouges ». Une
« texture aérienne » pour une nouvelle poétique.
Du même ouvrage, le comédien nous a donné à entendre un
autre texte, « Sur la transcévenole ». Chemin faisant, il nous a
appris à marcher au pas et à renaître dans la marche : « Je deviens
ma besogne/ me cambre sous le garrot. » Une route qui est plutôt celle des
origines, une sorte de métaphore cahoteuse de la vie : « Je ne suis
plus que le chemin, je caresse et chloroforme. » Et comme l’écrit
justement Jack Keguenne, « L’inévitable contrainte de la fin n’exclut pas
le choix des chemins que l’on décide de sceller en soi. » Ces deux textes
à l’écriture « très physique » ont fait l’objet d’installations
sonores en direct avec Jack Vitali.
Enfin, Didier Sandre n’a jamais été aussi meilleur, me
semble-t-il, que dans la lecture de La Manifestation, d’Antoine Choplin,
une histoire à la lisière du réalisme et de la fable. Grâce à ses mimiques, ses
intonations, ses hésitations, ses rares mouvements de mains, ses sourires
entendus, nous avons suivi et « vu » ce Monsieur Bobbie, un petit
vieux encore enfant, peut-être un malade ou un retraité, qui fait tous les
jours la même promenade « trigonométrique ». Cette silhouette à la
Monsieur Hulot est happée un jour dans une manifestation qui lui donne enfin
l’occasion d’Exister. Ni la bousculade, ni les coups des « saucisses
d’ébène » n’auront raison de ce dernier sursaut de vie qui se manifeste
par le cri : « Liberté! Exister ! Crever !… » Trois
mots qui « sonn[ent] sacrément ! » Le petit homme mécanique se
verra sans doute sauvé à la fin : « Des larmes, Monsieur Bobbie, des
larmes ! »
Chaudement applaudi par l’auditoire des Poétiques,
Didier Sandre a lu encore deux texte très brefs : « On partira sans
doute… on restera peut-être… on sera un garçon comme un autre… à mille lieues
du but qu’on se sera fixé. » Puis, discret et souriant, il nous a quittés
avec un geste de la main amical.